Le blog des livres : Cottage Treasure

Chanson douce - Leïla Slimani


Le quotidien d'une famille qui décide de faire entrer au sein de son foyer une nounou. Une rencontre de quelques minutes qui scelle leurs vies à jamais…




Le résumé en quelques mots : Lorsque Myriam, mère de deux jeunes enfants, décide malgré les réticences de son mari de reprendre son activité au sein d'un cabinet d'avocats, le couple se met à la recherche d'une nounou. Après un casting sévère, ils engagent Louise, qui conquiert très vite l'affection des enfants et occupe progressivement une place centrale dans le foyer. Peu à peu le piège de la dépendance mutuelle va se refermer, jusqu'au drame





Un livre qui fonctionne comme…

- Un thriller : Les trois premières pages nous plongent immédiatement dans l'horreur : Myriam découvre en rentrant dans son appartement son fils Adam mort, sa fille Mila prête à succomber à ses blessures, ils ont été tués par leur nounou Louise qui elle-même a tenté de se suicider. Toute la suite du roman consiste à remonter le fil de temps et relater l’histoire de la famille du jour où elle rencontre la nounou jusqu’à la mort des enfants et au-delà, jusqu’au moment de la reconstitution de la scène du crime.

- Une étude sociologique : L’œil acéré de Leïla Slimani décortique le lien qui unit une famille lambda à une nounou. Elle observe et décrit méticuleusement comment se tisse la relation nounou-parents, tout comme la relation nounou-enfants dans une société où le travail et le besoin d’épanouissement personnel pressent les familles à avoir recours souvent dans l’urgence à une personne dont ils savent peu de choses et à qui ils confient la chose qui leur est la plus précieuse : la vie de leurs enfants. L’auteur décrit comment cette personne anodine et dont personne ne sait rien va devenir le centre de la vie du foyer ( brillant par ses qualités de nounou mais aussi de cuisinière, ou encore de femme de ménage et devient vite indispensable à la vie de cette famille qui va jusqu’à partir en vacances avec elle).



Je trouve très bien construit le personnage de Louise, à la fois insaisissable et tellement proche de nous. Nous vivons l’histoire à travers elle, le parti pris de l’auteur n’est pas anodin et il est très efficace en ce que nous trouvons d’autant plus explicable le désespoir de la nounou. Cette empathie envers le personnage de la nounou qui, même si nous le savons dès le début, a commis un geste atroce, nous fait nous sentir terriblement proche d’elle.



Voici un passage que j’ai beaucoup aimé :
Myriam s’enfonce dans son siège. Elle regarde à nouveau devant elle, troublée comme si elle avait croisé un souvenir, une très vieille connaissance, un amour de jeunesse. Elle se demande où Louise va, si c’était bien elle et ce qu’elle faisait là. Elle aurait voulu l’observer encore à travers cette vitre, la regarder vivre. Le fait de la voir sur ce trottoir, par hasard, dans un lieu si éloigné de leurs habitudes, suscite en elle une curiosité violente. Pour la première fois, elle tente d’imaginer, charnellement, tout ce qu’est Louise quand elle n’est pas avec eux.


En entendant sa mère prononcer le nom de la nourrice, Adam a, lui aussi, regardé par la fenêtre.

« C’est ma nounou », crie-t-il, en la montrant du doigt, comme s’il ne comprenait pas qu’elle puisse vivre ailleurs, seule, qu’elle puisse marcher sans prendre appui sur une poussette ou tenir la main d’un enfant.

Il demande :

« Elle va où, Louise ?
- Elle va chez elle, répond Myriam. Dans sa maison. »


Regret : la fin, la partie investigation devenait intéressante, le personnage du capitaine Nina Dorval aurait mérité un approfondissement, comment va-t-elle faire revivre la nounou à travers la reconstitution ? il n’est pas anodin que la personne chargée de la reconstitution soit une femme, comment va-t-elle pouvoir faire revivre ce crime singulier ? Que va-t-elle pouvoir restituer de la psychologie de la nounou sur laquelle on nous dit qu’elle s’est longuement penchée ?...

Je ne suis pas d’accord pour dire que ce roman va crescendo et que la fin relève d’une tension extrême bien au contraire, je trouve que tout retombe très vite, le lecteur arrivé à la fin du roman demeure littéralement pantois. Oui mais alors ?


    En bref, un roman intéressant de par sa construction et le fonctionnement des préjugés de classe qu’il met à nu. Le personnage de Louise n’est qu’un prétexte pour dresser le portrait d’une société ou chacun, bien campé dans sa catégorie sociale passe à côté de la vie et des autres. 8/10

Leïla Slimani a reçu le Prix Goncourt 2016 pour Chanson douce.

Auteur: Leïla Slimani
Editions Gallimard
Paru en août 2016
240 pages

Continuer - Laurent Mauvignier

Des vies à la dérive. L'échappée de la dernière chance mise en oeuvre par une mère pour son fils, comme un ultime geste de survie, comme l'électrochoc qui ramène à la vie. 

Le résumé en quelques mots : Sibylle, à qui la jeunesse promettait un avenir brillant, a vu sa vie se défaire sous ses yeux. Comment en est-elle arrivée là ? Comment a-t-elle pu laisser passer sa vie sans elle ? Si elle pense avoir tout raté jusqu'à aujourd'hui, elle est décidée à empêcher son fils, Samuel, de sombrer sans rien tenter. Elle a ce projet fou de partir plusieurs mois avec lui à cheval dans les montagnes du Kirghizistan, afin de sauver ce fils qu'elle perd chaque jour davantage, et pour retrouver, peut-être, le fil de sa propre histoire. 


* Deux vies mornes : celle de Samuel, un adolescent en perte de sens, frôlant les lignes de son inhumanité, s'enfonçant jour après jour dans la haine, de soi, de sa mère, des autres, ceux qui sont différents, qui pour lui font tâche dans la France lisse et blanche qui le rassurerait tant. 
Et puis, la vie de Sybille, sa mère, qui après avoir vécu intensément une jeunesse épanouie et, après un divorce et un enfant qu'elle n'a pas réellement désiré, s'est laissé glissé dans la dépression

* Se reconnecter à la vie : sentir le vent sur sa peau, le souffle des chevaux, son propre souffle qui s'emballe dans l'effort. Ce sont les montagnes du Khirgizhistan, aussi belles que dangereuses. C'est reprendre contact avec soi, ses sensations, mais aussi les autres. Les nomades croisés au détour des chemins, les habitants des villages traversés, le frottement de l'humanité des autres contre la sienne pour raviver l'étincelle de vie
La vie aussi comme l'amour inconditionnel d'une mère pour son fils qui n'offre en retour que haine et mépris.

Mais renaître à la vie c'est laisser remonter les épisodes douloureux de la jeunesse, laisser jaillir les cauchemars, écrire pour démêler et recommencer à aimer


Un passage que j'ai beaucoup aimé :
Ils ont pris l'habitude, le soir, selon l'endroit où ils se trouvent, s'il n'y a pas trop d'obstacles, si les chevaux ne sont pas trop épuisés, si le paysage s'ouvre devant eux et déroule un long tapis de terre ou d'herbe, même sèche et pauvre, caillouteuse, mais avec au-devant un replat suffisamment long pour que tout à coup ils défassent la selle, laissent tomber les sacs, tout ce qui les entrave, sans rien se dire, se provoquant, se toisant et n'attendant qu'un signal, un cri, un sifflement, oui, presque tous les soirs, alors qu'ils vont bientôt s'arrêter pour bivouaquer, ils ont pris l'habitude de s'élancer et de faire la course sur quelques centaines de mètres aller et retour, à fond de cale, chevauchant à cru, profitant de l'effet de surprise, le temps de lancer un coup d'oeil en arrière et de voir comment l'autre réagit, (...) alors on se lance à corps perdu, le corps penché sur le cou du cheval, le nez et la bouche en prise avec la crinière et les mains refermées sur les touffes de crin, les jambes plaquées contre les flancs qui s'agitent et les muscles qui roulent et les chevaux comprennent et s'élancent en fendant le vent, (...) la sueur coulant dans le dos et glissant dans les cheveux, sur le front, aveuglant les yeux, ruisselant sur la poitrine, la sueur et la fatigue, l'humus de l'odeur humaine, salée, âcre, qui se mêle à celle des chevaux, la crinière et la poussière qui dégagent cette odeur et cette chaleur de l'animal et les vibrations de son corps, sa vitesse, sa fougue et sa force qui résonnent dans les bruits des sabots et des fers...

    En bref, un roman intense, un bon bol d’air et des idées (loin du racisme ambiant) prônant la paix entre les hommes, qui font du bien. 10/10

Auteur: Laurent Mauvignier
Editions de Minuit
Paru en septembre 2016
240 pages

Petit Pays - Gaël Faye

Si ce roman était un pays : le Burundi. S’il était un évènement historique : le génocide rwandais. S’il était un personnage : un petit garçon de 10 ans.

Impossible de passer à côté de ce roman qui suscite beaucoup d’intérêt dans le monde littéraire. Surprise de cette rentrée littéraire 2016, Petit pays n’a pas fini de faire parler de lui.

L’auteur, Gaël Faye, est connu dans le domaine de la musique. Son album, Pili pili sur un croissant au beurre, sorti en 2012, contenait déjà la genèse de ce qui allait devenir un roman. Le dernier titre de l’album qui s’intitule « Petit pays » plantait déjà le décor. CLIP VIDEO (en bas de la page)

Le souvenir de la terre natale est le moteur de l’écriture de ce roman. Comme le narrateur l’évoque à la fin du livre lors de sa lecture du poème de Jacques Roumain offert par sa voisine grecque avec qui il partage sa passion pour la littérature : "Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes… » 

Ce poème semble être le point de départ de cette écriture axée sur la nostalgie de l’enfance au pays, de ce désir de faire sortir de l’ombre les décors et l’histoire qui ont constitués la personne de l’auteur. 

De la poésie, du rythme, c’est ce que l’on trouve dans l’écriture de Gaël Faye, rodé à l’exercice de la composition de chansons. Celui-ci adopte toujours, avec une simplicité déconcertante, le ton juste

J’avoue que durant les premières pages, du roman, ce rythme m’a perturbée. J’avais l’impression de lire un texte à slamer, je scandais chaque phrase dans ma tête, relevais tout les effets de rimes etc. J’ai eu du mal à me détacher de ce rythme qui heurtait ma lecture et m’empêchait de me plonger vraiment totalement dans l’histoire. J’avoue aussi (et surtout) que juste avant de me plonger dans la lecture de Petit pays, j’ai eu la curiosité d’écouter l’album de Gaël Faye. Ce rythme était-il encore imprimé dans mes oreilles ou alors, l’écriture au départ est-elle empreinte de ce rythme et se dénoue-t-elle réellement dans la suite du roman ? Je ne saurais le dire avec certitude. 

Le récit débute calmement, aucune action ne survient vraiment dans les premiers chapitres, le narrateur plante le décor et les personnages. Il nous dépeint l’enfance de Gabriel, que tout le monde appelle Gaby et qui a dix ans. Il vit à Bujumbura au Burundi avec sa famille : son père, entrepreneur français, sa mère, rwandaise, qui a fui son pays après les massacres de 1963, et sa petite sœur Ana. Dans l'entourage il y a Donatien, le contremaître du père, un zaïrois immigré au Burundi pour le travail, Innocent, un jeune burundais chauffeur et homme à tout faire, et Prothé le cuisinier. Certes les parents ne s’entendent pas bien, on s’attend au pire à une séparation. Mais c’est sans compter sur la menace qui enfle de l’autre côté de la frontière, au Rwanda. Le Burundi ne sera pas épargné et les tensions entre Hutus et Tutsis se transforment rapidement en guerre civile. 

Plus le récit avance, plus on sent le massacre arriver comme un orage, ou plutôt, comme un rouleau compresseur qui va tout anéantir sur son passage : l’innocence de l’enfance, la douceur de vivre dans un pays aux décors superbes, des vies, par milliers. Tout cela face au silence du monde, l'inaction des organisations internationales. 

La fin est poignante. En fait, le livre commence calmement pour, au fil des pages, instaurer une terrible tension, au fur et à mesure que le narrateur se sent plonger dans la guerre et prend malgré lui conscience de son atroce réalité

Voici quelques passages que j'ai beaucoup aimé et qui traduisent le mélange de douceur et de violence contenues dans les souvenirs du narrateur. 

Tout d'abord, ce doux passage qui évoque la relation entre Madame Economopoulos, sa voisine grecque, et le narrateur de dix ans qui découvre la joie de la lecture
J’ai pris l’habitude de lui rendre visite tous les après-midi. Grâce à mes lectures, j’avais aboli les limites de l’impasse, je respirais à nouveau, le monde s’étendait plus loin, au-delà des clôtures qui nous recroquevillaient sur nous-mêmes et sur nos peurs. (…) Avec Madame Economopoulos, nous nous asseyions dans son jardin sous un jacaranda mimosa. Sur sa table en fer forgé, elle servait du thé et des biscuits chauds. Nous discutions pendant des heures des livres qu’elle mettait entre mes mains. (…) Dans ce havre de verdure, j’apprenais à identifier mes goûts, mes envies, ma manière de voir et de ressentir l’univers. (…) Après avoir bien discuté, lorsque l’après-midi s’évanouissait dans la lumière du couchant, nous flânions dans son jardin comme de drôles d’amoureux. (…) Je ramassais des feuilles séchées au pied des arbres pour en faire des marque-pages… 
 Mais l’écriture de Gaël Faye c’est aussi le sens des formules choc de par les images qu’elles véhiculent. En voici une :
Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s’y sont pas noyés sont mazoutés à vie. 
Enfin, voici deux extraits emprunts d’un mélange de douceur et de violence
Certains soirs, le bruit des armes se confondait avec le chant des oiseaux ou l’appel du muezzin, et il m’arrivait de trouver beau cet étrange univers sonore, oubliant complètement qui j’étais.
Ici, après que le narrateur vient d’assister au lynchage d’un homme en pleine rue :
La circulation était dense, les minibus klaxonnaient, les petits vendeurs proposaient des sachets d’eau et de cacahuètes, les amoureux espéraient trouver des lettres d’amour dans leur boîte postale, un enfant achetait des roses blanches pour sa mère malade, une femme négociait des boîtes de concentré de tomates, un adolescent sortait de chez le coiffeur avec une coupe à la mode, et, depuis quelques temps, des hommes en assassinaient d’autres en toute impunité, sous le même soleil de midi qu’autrefois. 

Pour finir, je tenais à évoquer les lettres de toute beauté contenues dans le roman. Les lettres que le narrateur écrit à Laure, sa correspondante française, sont de purs moments de poésie et d’émotions, notamment celle du chapitre 30 avec la métaphore filée de la neige. Mais aussi, celle écrite à son cousin Christian, chapitre 27. Je ne les retranscrirai toutefois pas ici car elles révèlent trop de choses concernant l’intrigue mais aussi tout simplement pour vous laisser le plaisir et la surprise de les découvrir… 


    En bref, un roman d’une force inouïe. Par ailleurs, on apprend beaucoup de choses sur l’histoire du Burundi, que nous ne serions pas allées chercher par nous-mêmes, à travers le regard d’un enfant qui se retrouve imprégné de ces évènements malgré lui. Une écriture simple et efficace, une tension qui ne cesse de croître et des émotions qui atteignent leur point culminant au dernier mot de la dernière phrase... 9/10 

NB: Gaël Faye a reçu le Prix du roman Fnac pour Petit pays, ainsi que le Prix Goncourt des Lycéens.

CLIP VIDEO de "Petit Pays", issu de l'album Pili pili sur un croissant au beurre.



Auteur: Gaël Faye
Editions Grasset
Paru en août 2016
224 pages

Ecoutez nos défaites - Laurent Gaudé

Destins croisés de cinq personnages, contemporains ou historiques, ballotés par l’Histoire.

Voici entremêlés, les destins de trois figures historiques entrées dans la légende : le général Grant, surnommé " Le Boucher " qui a lutté contre les sudistes lors de la guerre de Sécession américaine, Hannibal le général carthaginois parti conquérir Rome à dos d’éléphant, Hailé Sélassié, le Négus éthiopien, descendant des rois Menelik, venu combattre, avec ses troupes, pieds nus, les troupes du “Duce”.
Auxquelles s'ajoutent, à notre époque le destin du soldat Sullivan qui fait partie d’une section des forces spéciales américaines plus connue sous le nom de SEAL Team 6 intervenue dans le raid qui tua Oussama Ben Laden, et qui ne trouve plus de sens, comme si tout était allé trop loin. Mais aussi, Assem Graïeb, espion pour l’état français, chargé de « prendre le pouls » de Sullivan qui semble s’être retourné contre son pays. Et enfin, Mariam, archéologue d'origine qui se consacre à retrouver et rendre à son pays les oeuvres d'art qui ont été pillés et dont l'arrivée de Daech qui détruit le musée de Mossoul l'oblige à retourner sur place.

Ce nouveau roman de Laurent Gaudé ne se lit pas facilement du tout. Les récits entremêlés de tous ces personnages créent des ruptures dans la lecture et la rendent pénible
On retrouve le souffle épique lié aux grandes épopées caractérisque du style de Laurent Gaudé si ce n’est que, cette fois-ci, la dimension poétique fait cruellement défaut. Je n’ai pas été transportée par l’écriture comme c’est le cas d’habitude. Et même si, au début du roman j’ai trouvé que les récits imbriqués (3 personnages seulement au départ) étaient bien menés avec une maîtrise du rythme qui faisait monter la tension symétriquement, à peine arrivée à la moitié, il me tardait de finir. Cette multitude de personnages confère au roman un aspect foisonnant et une impression de zapping assez déconcertants. Finalement, c’est moins profond, moins fouillé que d’habitude et le final très plat.

Toutefois, j’ai noté une réflexion sur l’histoire intéressante par le fait que tous ces personnages, qu’ils aient connus des faits de gloire ou des défaites, se font tous transporter d’un même souffle par l’Histoire

D’autre part, le traitement de l’actualité concernant le terrorisme exercé par Daech, à travers les personnages de Mariam, Assem et Sullivan est aussi intéressant. Néanmoins, les parties qui m’ont le plus plues sont celles où l’auteur évoque le métier d’archéologue de Mariam et le rapport qu’elle entretient à son métier. Voici un extrait, où Mariam raconte sa passion des lieux historiques à travers une anecdote :
La difficulté des fouilles. L’attente de l’obtention du fameux firman qui permet de creuser et le jour, enfin, où ils peuvent ouvrir la porte qu’ils ont réussi à dégager du sable. J’ai raconté la colonne de vapeur bleue qui sort de la porte ouverte, « comme de la bouche d’un volcan », dit Mariette dans ses écrits. Pendant quatre heures la tombe se vide de cet air prisonnier depuis des siècles (…) Plus loin, dans la chambre mortuaire, Mariette découvre non seulement les sarcophages des taureaux, mais là, sur le sol, la forme d’un pied dans la poussière. Le dernier prêtre qui s’est retiré avant de fermer la porte. La forme de son pied, figée dans la poussière, immobile pour trente siècles. Et ce qui était fragile, ce qui aurait dû être effacé au premier coup de vent a survécu à tout, aux convulsions du monde. 
Un petit passage que j’ai là encore apprécié au sujet des pillages et de la destruction des sites historiques (notamment Palmyre) par les membres de Daech :
L’Antiquité est pleine de villes mises à sac –l’incendie de Persépolis, la destruction de Tyr-, mais d’ordinaire il en restait des traces, d’ordinaire l’homme n’effaçait pas son ennemi. Ce qui se joue là, dans ces hommes qui éructent, c’est la jouissance de pouvoir effacer l’Histoire.
Et pour finir un extrait concernant le choc des civilisations entre Orient et l’Occident :
Les heures passées dans cette aérogare, il s’en souvient… Il quittait Erbil et les camps d’entraînement kurdes. Il quittait le regard droit de Shaveen qui se battait parce que sa sœur avait été enlevée par Daech lors de la prise du mont Sinjar (…). A deux heures de vol à peine. Le même monde : cette vendeuse aux cheveux nattés à la robe tyrolienne ridicule avec décolleté pigeonnant, pour que les hommes d’affaires s’arrêtent et achètent une boîte de chocolats ou un saucisson sous cellophane, vit dans le même monde que Shaveen, fusil automatique en bandoulière, ou que les gamins pieds nus du camp de Kawergosk (… )

    En bref, un roman qui m’a beaucoup déçu. Trop d’éparpillements qui gâchent la vraie force poétique de l’écriture de Laurent Gaudé. 5/10

Auteur: Laurent Gaudé
Editions Actes Sud
Paru en août 2016
256 pages

L'enfant qui mesurait le monde - Metin Arditi

La Grèce en faillite et en quête de sens, sur la piste de la philosophie et du mystérieux Nombre d’Or… 

L’histoire en résumé : 
Trois protagonistes, trois solitudes. Il y a Eliot Peters, architecte américain né grec qui a perdu sa fille d’une vingtaine d’années et qui revient en Grèce sur les traces de cette dernière. Ensuite il y a Maraki, pêcheuse à la palangre qui élève seule son fils autiste de 12 ans. Et enfin, il y a Yannis, l’enfant autiste qui calcule tout, tout le temps, mesure compare les résultats pour s’assurer que le monde est toujours bien ordonné, mais dès que les chiffres changent c’est la crise. 
Et autour de ces trois personnages que la vie va lier de manière forte, il y a tout le petit monde de la bureaucratie qui s’échine à faire accepter un projet titanesque voué à sortir la ville de la crise : l’implantation d’un complexe hôtelier sur l’une des plus belles criques encore sauvage de l’île. 
Cette histoire se déroule à Kalamaki, île grecque encore épargnée par le tourisme de masse. Les habitants se retrouvent tiraillés entre d'un côté, le projet d’hôtel qui développerait le commerce, amènerait la construction d’une route faisant le tour de l’île et améliorerait le quotidien de tous en apportant du travail et un d'un autre côté, un projet d’école dédié à la philosophie et au théâtre, beaucoup plus respectueux de l’environnement et qui octroierait à la ville un rayonnement culturel fort. 

Mon avis :
Un livre intéressant car le sujet de la faillite grecque est peu traité dans le domaine littéraire. L’auteur nous livre les rouages de décisions économiques visant à sortir de la crise avec toutes les conséquences qu’elles comportent, positives et négatives. 

Globalement, je me suis un peu ennuyée lors de ma lecture car j’ai trouvé beaucoup de longueurs dans le récit notamment liées à des répétitions. 

Les personnages restent finalement assez superficiels. On poursuit la lecture car les chapitres sont très courts et amènent systématiquement, de par le nombre important de personnages et de fils conducteurs, des éléments nouveaux : dénonciations, relation entre Eliot et Yannis le jeune autiste qui se développe, relation entre Eliot et Maraki, séances de comptage, mails de la fille d’Eliott qui font avancer sa réflexion sur un mystérieux théâtre grec et le Nombre d’Or… Il y a beaucoup de personnages, on s’y perd d’ailleurs - peu accoutumés que nous sommes aux noms grecs. Par ailleurs, je trouve que tout le pan philosophie, même mythologie grecque aurait pu être approfondit. Il manque vraiment un fond. 

Déception d’autant plus grande que le titre du livre que je trouvais superbe me laissai attendre une certaine profondeur psychologique, ou tout du moins philosophique. 

Toutefois, c’est un roman qui mérite qu’on le lise jusqu’au bout car la révélation finale est très belle. 

Voici deux passages liés aux couleurs que j’ai particulièrement aimés : 
L’anniversaire devait suivre des règles. Pas de gâteau. Pas de chansons. Pas d’autres enfants. Et pas de promenade. Une crème vanille, une seule bougie plantée dans un deuxième bol de crème que sa mère allumerait et soufflerait très vite, et voilà. La bougie devait être jaune. Comme la crème vanille. Comme les fèves. Comme le 12. C’était ça, le 12. Un nombre tendre et jaune. Pas comme le 11 ou le 13, des nombres gris foncé, avec des pointes en acier… 
Le théâtre entier, de bas en haut, est submergé de coquelicots. Il y en a partout. Le long des allées, au pied des pierres, entre les stèles, partout ! Des coquelicots comme je n’en ai jamais vu ! Immenses ! Et rouges, papa, rouges ! D’un rouge si chaud ! Il y en a des milliers, peut-être même des dizaines de milliers ! Je regarde le théâtre qui m’entoure et j’ai le sentiment de me trouver au cœur d’un immense brasier. 

    En bref, une grande variété de fils conducteurs et de personnages qui empêchent le lecteur de se lier à ceux-ci, une dispersion qui dessert la profondeur. Plein de bonnes idées intéressantes que l’on a l’impression de juste survoler. Peu de poésie, à la faveur d’un panorama du monde économique et journalistique qui dessert par ailleurs la profondeur psychologique. Toutefois c’est un roman exotique et divertissant qui réserve deux surprises finales de taille. 6/10 

Auteur: Metin Arditi
Editions Grasset
Paru en août 2016
304 pages

Un hiver à Sokcho - Elisa Shua Dusapin

Un hiver long, très long, dans une ville côtière de la Corée du Sud, à la frontière de la Corée du Nord. Une écriture de la délicatesse d’un flocon de neige, et un style qui n’admet aucune longueur

Ouvrir ce livre c’est entrer au cœur de l’hiver, c’est aussi être transporté dans un univers à part, se laisser bercer par la magnifique écriture d’Elisa Shua Dusapin.

Présentation des personnages :

*La narratrice : franco-coréenne, après des études de français à l’université de Séoul, elle est retournée dans la ville de Sokcho où vit sa mère, pour travailler dans une petite pension familiale. Elle y fait le ménage, lave le linge des occupants, leur préparent les repas. Elle a un petit ami, Jun-Oh, celui-ci veut devenir mannequin et est obnubilé par son apparence. Dès le début du roman, il part à Séoul tenter sa chance, laissant la narratrice seule à la pension.

*Yan Kerrand : auteur de bandes-dessinées français, vient à Sockcho trouver l’inspiration qui lui permettra de réaliser sa prochaine BD. Il se fait accompagner de la narratrice pour visiter les alentours et notamment passer la frontière nord-coréenne.

*La mère de la narratrice : peu délicate avec sa fille, elle lui reproche souvent de ne pas assez manger. Elle garde une emprise forte sur celle-ci allant jusqu’à acheter une tenue traditionnelle pour une fête à venir, tenue qu’elle recommande à sa fille de garder soigneusement pour s’en resservir à son mariage qu’elle souhaite prochain, avec Jun-Oh.

*Le vieux Park : gérant de la pension où travaille la narratrice, vieux bonhomme un peu rustre mais figure protectrice.

*La jeune cliente fraîchement opérée : elle apparaît très souvent dans le récit. Cette jeune femme est en convalescence à la pension après une opération de chirurgie esthétique du visage. Au fil du temps ses bandages s’amincissent jusqu’à la cicatrisation. Des descriptions peu ragoûtantes.

Ce récit est un roman d'atmosphère, qui nous plonge dans la culture sud-coréenne dans une ambiance de huis-clos plein de charme.

L’écriture d’Elisa Shua Dusapin est une écriture très légère qui aborde pourtant des thèmes forts. La simplicité de l’écriture se met alors au service d’évocations tranchantes et implacables

*La boulimie à travers la relation mère-fille : cette thématique se lit entre les lignes à mesure que la narratrice évoque les scènes de repas où elle se trouve aux côtés de sa mère et ne peut faire autre chose que se goinfrer à s’en rendre malade.

*Le régime totalitaire nord coréen : la journée où la narratrice et le dessinateur passent  la frontière et visitent le musée consacré au conflit entre les deux Corées donne lieu à des descriptions où le froid est saisissant, bien plus encore que dans tout le reste du roman. La narratrice évoque à ce moment-là le froid qui l’assaille et l’impossibilité de se réchauffer.

*Le fléau de l’essor de la chirurgie esthétique chez les jeunes sud-coréens : thème omniprésent dans le roman puisque le petit ami de la narratrice est lui-même un adepte de ces opérations, mais aussi par la présence, tel un fantôme, de la jeune convalescente qui donne lieu à des évocations assez affreuses de ses bandages et de ses plaies. 

Ces évocations d’une tonalité grave offrent un pendant aux thèmes poétiques présents dans le roman :

*Le dessin : tout en délicatesse, on suit le mouvement de la main du dessinateur qui trace lentement ses lignes avec de l’encre et un pinceau. On entend le grattement du papier, on en sent le grain, on goûte sa saveur dans notre bouche. On observe l’encre sécher, on la touche et on s’en barbouille.

*Le trait : à la fois fil conducteur et thème principal du roman. Il y a le trait tracé à l’encre par le pinceau du dessinateur bien sûr, mais aussi le trait de la cicatrice laissé par le bistouri sur le visage de la jeune convalescente ou, plus mystérieux, celui de la cicatrice de la cuisse de la narratrice, ou encore le trait comme le lien fragile qui unit la narratrice au dessinateur. Quant-au trait dessiné par la frontière entre les deux Corées, la narratrice le décrit « comme une corde qui s'effile entre deux falaises, on y marche en funambules, sans jamais savoir quand elle brisera, on vit dans un entre-deux ».

*La cuisine coréenne : c’est à travers elle que s’exprime le talent de la narratrice, d’ailleurs elle est très frustrée que le dessinateur ne veuille goûter à aucun de ses plats. La maman de cette dernière est marchande de poissons, c’est aussi une des rares personnes accréditées à préparer le fugu, un poisson qui contient dans ses organes un poison mortel. La nourriture est omniprésente au cours du récit, principalement les mets à base de poisson. Une des scènes les plus délicieuses du roman est la discussion entre la narratrice et le dessinateur dans un café autour d’un bol de calamars séchés trempés dans un verre de lait.

*La quête identitaire : ce thème se retrouve chez la narratrice à travers son désir d’aller un jour en France sur les traces d’un père français qu’elle n’a jamais connu, mais aussi à travers son questionnement concernant ses choix de vie, tiraillée entre l’idée de vivre à l’occidentale à Séoul comme la majorité des jeunes de son âge, ou demeurer près de sa mère dans la ville de Sokcho où il ne se passe rien. Du côté de Kerrand, il s’agit d’une quête identitaire à travers la recherche d’inspiration. Vers quoi orienter son histoire, à quel moment savoir qu’elle est achevée, que l’on a atteint le point de satisfaction ultime ? Telles sont les questions qu’il se pose. Kerrand est en proie à une quête d’identité autant que d’inspiration, on les retrouve dans la recherche de pureté du personnage qu’il met en scène et d’une femme qu’il ne dessine jamais assez parfaite

Ce que j’ai aimé dans ce roman ce sont les contrastes. Contraste entre la longueur de l’hiver et la brièveté des phrases mais aussi contraste entre pureté et violence.

La mise en parallèle de deux extraits du récit concernant la mer illustre ces contrastes. Il s’agit de deux évocations de la mer, tantôt hostile, tantôt poétique :

"- L’été dernier, une touriste de Séoul s’est fait abattre par un soldat nord-coréen. En nageant, elle ne s’était pas rendu compte qu’elle avait franchi la frontière."
Je marchais jusqu’à la pagode au bout de la jetée, dans les relents du large qui faisait la peau grasse, posaient du sel sur les joues, et sur la langue, un goût de fer, et bientôt les milliers de lanternes se mettaient à briller, alors les pêcheurs libéraient les amarres, et leurs pièges de lumière partaient vers le large, procession lente et fière, la voie lactée de la mer. »

    En bref, un petit roman qui se savoure page après page, (attention, pas trop vite quand même !).Une invitation à la contemplation et une immersion dans une ambiance qui nous colle longtemps à la peau. 10/10


NB: Hiver à Sokcho a reçu cet été, avant sa publication, le prestigieux prix Robert Walser. Une jeune auteure de 24 ans à suivre !

Auteur: Elisa Shua Dusapin
Editions ZOE
Paru en août 2016
144 pages

L'archipel d'une autre vie - Andreï Makine

Une traque dans la taïga sibérienne à couper le souffle. Des accents philosophiques qui font de ce roman un conte initiatique à part entière.

Ce roman est construit selon un système de récits imbriqués.
Dans un premier temps, nous sommes dans les années 70, en Sibérie, nous suivons un jeune garçon qui décide de poursuivre un homme très intrigant aux allures de trappeur qui se dirige vers la forêt. Il s’agit de Pavel Gartzev, le protagoniste du roman. Celui-ci va raconter son histoire au jeune garçon. 
S’opère alors un flashback, qui constitue le cœur du roman. Ensuite, nous retrouverons le jeune garçon, dont la vie a été complètement chamboulée par sa rencontre avec Pavel, à la fin du roman.

L’histoire qui nous est racontée est donc celle de Pavel qui, une vingtaine d’années auparavant s’est vu enrôler dans une traque sans merci. En pleine guerre froide alors que les autorités soviétiques pensent que la troisième guerre mondiale est imminente, cinq hommes sont chargés de traquer un fugitif évadé du Goulag. La chasse dans la taïga sibérienne, aux confins de l'Extrême-Orient russe, dans les brumes du Pacifique va prendre un tour inattendu. Dans cette nature intacte, chacun va se retrouver face à lui-même. De la proie et des chasseurs qui tient l'autre ? Mais quel est donc ce criminel qu’ils doivent ramener vivant (pour qu’il soit en état de subir une correction exemplaire) ? Au fur et à mesure que la tension monte, la véritable nature de chacun se révèle, jusqu’à la révélation inattendue, où chacun saura exactement se qu’il va devoir faire.

Roman d’aventure, récit de guerre, ode à la nature, ce roman au style clair porté par un souffle épique, nous transporte dans des contrées inconnues, hostiles mais magnifiques et se dévore d’une seule traite. Impossible de quitter des yeux cette silhouette traquée, cette ombre qui nous devance et nous accompagne tout à la fois. Nous sommes en mode survie et chaque page tournée nous rapproche de la vérité. La vérité de l’auteur, Andreï Makine, qui nous transmet à travers ce conte philosophique les valeurs auxquelles il tient tant, entre militantisme écologique et politique.

Pour sûr, vous ne verrez plus la Sibérie de la même façon, tout du moins, vous aurez appris à situer l’archipel des Chantars…
Puis, tendant son bras vers la forêt, il chuchota : « Regarde, Pavel ! C’est cela la lumière dans les ténèbres. Nos feux, allumés (…). Oui, ruser, mentir, frapper, vaincre. La vie humaine. Un gamin s’étonnerait : pourquoi tout cela ? Dans cette belle taïga, sous ce ciel plein d’étoiles. L’adulte ne s’étonne pas, il trouve une explication : la guerre, les ennemis du peuple… Et quand ça devient vraiment invivable, il te parle de Dieu, de l’espérance ! Les enfants qui se noient sous la glace, qu’est ce qu’ils ont à faire de cette lumière divine ? »

    En bref, un roman dépaysant géographiquement et historiquement, qui nous fait nous questionner sur la nature humaine et nos choix de vie. La conjugaison parfaite d'un rythme qui tient en haleine de bout en bout et d'un cadre où la nature invite à la contemplation. 8/10

Auteur: Andreï Makine
Editions Seuil
Paru en août 2016
288 pages

14 juillet - Eric Vuillard

Une journée comme les autres que le peuple a fait entrer dans l’Histoire.

14 juillet, nul besoin de préciser l’année. Le jour et le mois suffisent à évoquer dans les mémoires tout un contexte historique. D’emblée, des chiffres et des mots s’imposent à nous : 1789, Révolution, prise de la Bastille, Louis XVI, Marie-Antoinette, mais aussi, baïonnette, canon, guillotine, bourgeois, et petit peuple. 

Oui, petit peuple, c’est de là que la colère est montée… La colère qui transforma une foule d’anonymes en héros de l’Histoire

Le petit peuple, c’est lui le protagoniste du roman d’Eric Vuillard. 

Ce livre n’est pas un manuel historique, ni un essai d’historien, c’est bel et bien un roman, le roman dans lequel vit le petit peuple de l’été 1789. Eric Vuillard fait vivre l’époque, les petits riens qui ont déclenché l’inévitable : la révolte de personnes comme vous et moi dans un contexte explosif.

Nous traversons les ruelles de Paris, aux côtés de ses habitants, nous sommes accablés par la chaleur écrasante de ce mois de juillet, nous nous aventurons dans la foule, curieux, nous amassons au pied des tours de la Bastille, croisons les regards de nos voisins, nous sentons l’odeur de la sueur, sentons aussi sous nos doigts les étoffes grossières des vêtements, nous épouvantons des premiers cadavres immobiles au milieu de la rue, nous cachons, pour mieux revenir, happés par l’Histoire

Le roman débute à la Folie Titon, le propriétaire de la manufacture de papier peint décide de baisser brutalement les salaires de ses ouvriers. Ces derniers pris à la gorge vont aller saccager et piller la propriété du riche directeur. Nous voici au seuil de la Révolution

La tension va monter progressivement, Eric Vuillard nous dépeint le tragique enchaînement des actes qui, de manière non préméditée va conduire à la confrontation

Voici des passages du livre que j’ai beaucoup aimé:
Nous voyons dans ce premier extrait comment les évènements de cette journée nous sont décrits comme une suite d’idées impromptues. Nous avons là la description cocasse des citoyens qui s'arment.
Alors les Parisiens cherchèrent des armes. Ils craignaient le retour des troupes. Une curieuse idée sur laquelle on tomba, dans le tourniquet de l’action, fut d’aller au Mont-de-Piété. On se rua sur les objets gagés. (…) entre les montres suisses, les dentelles fines et les vieilles cannes, on dénicha tout un lot d’armes anciennes. Ce sont les pistolets de Mathusalem, les mousquets du Déluge. La foule s’arme quand même. Le matin, on avait dévalisé le Garde-Meuble de la Couronne. Un flot bariolé glissa par ses nobles arcades. (…) les poings dérobèrent leurs armes aux casiers d’acajou, les lances dorées des anciens preux passèrent aux mains des tanneurs et les casques des chevaliers ornèrent les têtes des grisettes. Quelques-uns se couvrirent sans doute en riant de lambeaux d’armure de Philippe Auguste, puisqu’on devine, sur un tableau du temps, la silhouette incongrue d’un chevalier dans les rues de Paris. 
Dans ce deuxième extrait, l’auteur fait une description belle et tragique d’une mort des plus banales, comme il y en a eu des centaines cette journée-là. C'est un hommage au petit peuple de France, qui retrouve alors une identité, un visage, une profession
Sagault gît seul au milieu de la cour. Il gît parmi ses regrets, son histoire éparse qu’on a jetée par terre : la Planche-Mibray, son atelier, ses serre-joints, ses marteaux, ses fines pinces de roseau, tout ce qui avait accompagné sa vie mortelle jonchait le sol autour de lui. Le ciel est là, énorme. Sagault est tout petit. Il est tout petit dans son tablier d’artisan, car il est venu là sans se changer, en tenue de travail ; et il meurt dans sa vieille blouse, toute couverte de taches comme la palette d’un peintre. 
Dans ce troisième passage, le pont-levis vient tout juste de tomber, la survenue de cet évènement tant attendu, contraste ironiquement avec la façon dont il nous est relaté puisque l’auteur nous donne à voir l’ouverture de la Bastille comme si nous nous trouvions au cœur d’une pièce de théâtre, qui sonnerait presque d'ailleurs comme un vaudeville… 
Quand le tablier heurta le bord, ce fut comme si deux côtés du monde se touchaient. (…) tous se précipitèrent ; mais la porte derrière le pont-levis resta close, on se trouva bloqués. On tambourina. Une pauvre porte s’interposait encore entre la foule et la forteresse. La Bastille était devenue une simple maison à la porte de laquelle le monde frappait. Alors, scène irréelle, comme le portier de nuit qu’on réveille dans un hôtel et qui baille, un invalide, ignorant tout de la rhétorique des grandes occasions, entrouvrit et demanda poliment ce que l’on voulait. 
Finalement, ces passages sont assez caractéristiques du ton employé dans le roman. L’auteur se plaît à travers ses descriptions à faire ressortir le tragique, et l’ironie des situations

Tout au long du roman, nous voyons les scènes se dérouler devant nos yeux comme si nous y étions et les vivions aux côtés des assaillants et ce, notamment grâce au style employé. Le style est inhabituel mais très parlant : nous trouvons souvent des accumulations de noms de personnes, de métiers aussi. Finalement, lire ce roman nous donne l’impression de regarder les acteurs et les évènements de cette journée avec une loupe mettant en exergue le détail des vêtements, le détail des coiffures, le détail des visages, ou encore le détail des plaies. Comme si soudain, placée sous la lumière du projecteur, prenait vit la ville de Paris dans ce qu’elle a de plus intime : ses habitants, les protagonistes de la Révolution, ceux sur lesquels on passe très vite dans les manuels d’Histoire. Pour sûr, lire le roman d’Eric Vuillard inscrit plus efficacement dans nos mémoires les évènements du 14 juillet 1789 que tous les cours d’histoire reçus au cours de notre scolarité. 

    En bref, nous y sommes. Un roman grouillant de vie, une façon de passionner pour l’Histoire qui ne manquera pas par ailleurs d’éveiller des consciences tant le contexte de notre société actuelle tend dangereusement à ressembler à cette fin de XVIIIe s. A coup sûr, vous ne regarderez plus les pavés de la même façon… 9/10

Auteur: Eric Vuillard
Editions Actes Sud
Collection "Un endroit où aller"
Paru en août 2016
208 pages

La valse des arbres et du ciel - Jean-Michel Guenassia

Un roman qui retrace la dernière période de la vie de Vincent Van Gogh, une plongée dans l’histoire de l’art intrigante. 

Le résumé en quelques mots : Nous sommes l’été 1890 à Auvers-sur-Oise, dans la famille Gachet. Le Docteur Gachet, connu comme mécène des impressionnistes, élève seul son fils et sa fille depuis la mort de sa femme. Marguerite, sa fille étouffe dans le carcan imposé par les hommes de son époque et veut fuir aux Etats-Unis. Mais un jour, un étrange peintre entre dans la vie de la famille. C’est Vincent Van Gogh qui vient se faire soigner par son père. Leur rencontre va bouleverser leur vie.

Jean-Michel Guenassia réécrit les derniers jours de Van Gogh à la lumière des dernières découvertes historiques. La mort du célèbre peintre date de plus d’un siècle et pourtant elle fait toujours parler. En effet, la manière dont il a disparu suscite encore des débats  et tous les scénarii ont été imaginés.

Et si Van Gogh ne s’était pas suicidé ?
Et si le docteur Gachet n’avait pas été l’ami fidèle des impressionnistes mais plutôt un opportuniste cupide et vaniteux ?
Et si une partie de ses toiles exposées à Orsay étaient des faux ?

Voici les trois hypothèses que J-M. Guenassia met au coeur de son roman.
Le fond historique est très bien documenté. Le récit alterne avec de brefs passages issus de documents historiques, notamment des extraits de correspondance entre Vincent et son frère Théo, mais aussi des extraits du journal de l’époque, La Lanterne. Ces documents nous permettent de nous faire une idée très précise de l’époque.
Tout au long du roman, nous suivons Marguerite, partageons sa soif de liberté et son amour des beaux-arts. L’oppression des femmes infligée par le statut autoritaire des hommes au XIXe siècle fait par ailleurs partie intégrante de l’atmosphère qui règne sur cette tragédie.

J’ai aimé :
*La couverture magnifique !
*Le dénouement, totalement inattendu. Face au drame qui se déroule sous nos yeux et tel un bon polar, une seule pensée s’impose à nous : « C’était donc cela ! Mais oui mais c’est bien sûr ! »
*Me plonger dans les décors  impressionnistes d’Auvers : grâce la plume de J-M. Guenassia les toiles de Van Gogh prennent vie sous nos yeux.
*Des anecdotes historiques croustillantes : lettres écrites de la main de Van Vogh, avis des artistes de l’époque sur  la Tour Eiffel tout fraîchement construite, personnalités de l’époque ayant ouvertement reconnu leur antisémitisme etc…
*Voir le grand peintre en action :

De son sac, il sort les brosses, une palette, des tubes couleur. De là où je me trouve, je ne peux le voir préparer sa palette, ni voir ce qu'il commence à peindre, c'est à peine si je devine la toile qui se colore. Il peint collé à la toile, comme s'il avait déjà tout mémorisé ou qu'il savait déjà ce qu'il a l'intention de peindre. Quand il reprend de la peinture, il ne jette pas un regard à sa palette, en tout cas il ne bouge pas la tête. Je suis surprise de sa brusquerie. Il ne pose pas la peinture sur la toile avec délicatesse, comme on le fait habituellement, mais avec nervosité, comme s'il avait un fouet à la main et qu'il frappait le revêtement, il semble pressé, ses gestes sont saccadés.
    En bref, un vrai voyage dans le temps et dans l’Histoire de l’art. Une invitation à redécouvrir l’œuvre complète de Vincent Van Gogh. 9/10


Auteur: Jean-Michel Guénassia
Editions Albin Michel
Paru en août 2016
304 pages

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