Un hiver long, très long, dans une ville côtière de la Corée du Sud, à la frontière de la Corée du Nord. Une écriture de la délicatesse d’un flocon de neige, et un style qui n’admet aucune longueur…
Ouvrir ce livre c’est entrer au cœur de l’hiver, c’est aussi être transporté dans un univers à part, se laisser bercer par la magnifique écriture d’Elisa Shua Dusapin.
Présentation des personnages :
*La narratrice : franco-coréenne, après des études de français à l’université de Séoul, elle est retournée dans la ville de Sokcho où vit sa mère, pour travailler dans une petite pension familiale. Elle y fait le ménage, lave le linge des occupants, leur préparent les repas. Elle a un petit ami, Jun-Oh, celui-ci veut devenir mannequin et est obnubilé par son apparence. Dès le début du roman, il part à Séoul tenter sa chance, laissant la narratrice seule à la pension.
*Yan Kerrand : auteur de bandes-dessinées français, vient à Sockcho trouver l’inspiration qui lui permettra de réaliser sa prochaine BD. Il se fait accompagner de la narratrice pour visiter les alentours et notamment passer la frontière nord-coréenne.
*La mère de la narratrice : peu délicate avec sa fille, elle lui reproche souvent de ne pas assez manger. Elle garde une emprise forte sur celle-ci allant jusqu’à acheter une tenue traditionnelle pour une fête à venir, tenue qu’elle recommande à sa fille de garder soigneusement pour s’en resservir à son mariage qu’elle souhaite prochain, avec Jun-Oh.
*Le vieux Park : gérant de la pension où travaille la narratrice, vieux bonhomme un peu rustre mais figure protectrice.
*La jeune cliente fraîchement opérée : elle apparaît très souvent dans le récit. Cette jeune femme est en convalescence à la pension après une opération de chirurgie esthétique du visage. Au fil du temps ses bandages s’amincissent jusqu’à la cicatrisation. Des descriptions peu ragoûtantes.
Ce récit est un roman d'atmosphère, qui nous plonge dans la culture sud-coréenne dans une ambiance de huis-clos plein de charme.
L’écriture d’Elisa Shua Dusapin est une écriture très légère qui aborde pourtant des thèmes forts. La simplicité de l’écriture se met alors au service d’évocations tranchantes et implacables :
*La boulimie à travers la relation mère-fille : cette thématique se lit entre les lignes à mesure que la narratrice évoque les scènes de repas où elle se trouve aux côtés de sa mère et ne peut faire autre chose que se goinfrer à s’en rendre malade.
*Le régime totalitaire nord coréen : la journée où la narratrice et le dessinateur passent la frontière et visitent le musée consacré au conflit entre les deux Corées donne lieu à des descriptions où le froid est saisissant, bien plus encore que dans tout le reste du roman. La narratrice évoque à ce moment-là le froid qui l’assaille et l’impossibilité de se réchauffer.
*Le fléau de l’essor de la chirurgie esthétique chez les jeunes sud-coréens : thème omniprésent dans le roman puisque le petit ami de la narratrice est lui-même un adepte de ces opérations, mais aussi par la présence, tel un fantôme, de la jeune convalescente qui donne lieu à des évocations assez affreuses de ses bandages et de ses plaies.
Ces évocations d’une tonalité grave offrent un pendant aux thèmes poétiques présents dans le roman :
*Le dessin : tout en délicatesse, on suit le mouvement de la main du dessinateur qui trace lentement ses lignes avec de l’encre et un pinceau. On entend le grattement du papier, on en sent le grain, on goûte sa saveur dans notre bouche. On observe l’encre sécher, on la touche et on s’en barbouille.
*Le trait : à la fois fil conducteur et thème principal du roman. Il y a le trait tracé à l’encre par le pinceau du dessinateur bien sûr, mais aussi le trait de la cicatrice laissé par le bistouri sur le visage de la jeune convalescente ou, plus mystérieux, celui de la cicatrice de la cuisse de la narratrice, ou encore le trait comme le lien fragile qui unit la narratrice au dessinateur. Quant-au trait dessiné par la frontière entre les deux Corées, la narratrice le décrit « comme une corde qui s'effile entre deux falaises, on y marche en funambules, sans jamais savoir quand elle brisera, on vit dans un entre-deux ».
*La cuisine coréenne : c’est à travers elle que s’exprime le talent de la narratrice, d’ailleurs elle est très frustrée que le dessinateur ne veuille goûter à aucun de ses plats. La maman de cette dernière est marchande de poissons, c’est aussi une des rares personnes accréditées à préparer le fugu, un poisson qui contient dans ses organes un poison mortel. La nourriture est omniprésente au cours du récit, principalement les mets à base de poisson. Une des scènes les plus délicieuses du roman est la discussion entre la narratrice et le dessinateur dans un café autour d’un bol de calamars séchés trempés dans un verre de lait.
*La quête identitaire : ce thème se retrouve chez la narratrice à travers son désir d’aller un jour en France sur les traces d’un père français qu’elle n’a jamais connu, mais aussi à travers son questionnement concernant ses choix de vie, tiraillée entre l’idée de vivre à l’occidentale à Séoul comme la majorité des jeunes de son âge, ou demeurer près de sa mère dans la ville de Sokcho où il ne se passe rien. Du côté de Kerrand, il s’agit d’une quête identitaire à travers la recherche d’inspiration. Vers quoi orienter son histoire, à quel moment savoir qu’elle est achevée, que l’on a atteint le point de satisfaction ultime ? Telles sont les questions qu’il se pose. Kerrand est en proie à une quête d’identité autant que d’inspiration, on les retrouve dans la recherche de pureté du personnage qu’il met en scène et d’une femme qu’il ne dessine jamais assez parfaite…
Ce que j’ai aimé dans ce roman ce sont les contrastes. Contraste entre la longueur de l’hiver et la brièveté des phrases mais aussi contraste entre pureté et violence.
La mise en parallèle de deux extraits du récit concernant la mer illustre ces contrastes. Il s’agit de deux évocations de la mer, tantôt hostile, tantôt poétique :
"- L’été dernier, une touriste de Séoul s’est fait abattre par un soldat nord-coréen. En nageant, elle ne s’était pas rendu compte qu’elle avait franchi la frontière."
Je marchais jusqu’à la pagode au bout de la jetée, dans les relents du large qui faisait la peau grasse, posaient du sel sur les joues, et sur la langue, un goût de fer, et bientôt les milliers de lanternes se mettaient à briller, alors les pêcheurs libéraient les amarres, et leurs pièges de lumière partaient vers le large, procession lente et fière, la voie lactée de la mer. »
En bref, un petit roman qui se savoure page après page, (attention, pas trop vite quand même !).Une invitation à la contemplation et une immersion dans une ambiance qui nous colle longtemps à la peau. 10/10
NB:
Hiver à Sokcho a reçu cet été, avant sa publication, le prestigieux
prix Robert Walser. Une jeune auteure de 24 ans à suivre !
Auteur: Elisa Shua Dusapin
Editions ZOE
Paru en août 2016
144 pages